mardi 17 mai 2011

La contrainte crée la qualité

Discours de Josette Vial, directrice de la librairie Compagnie, en introduction des Rencontres de la librairies indépendantes des 15 et 16 mai 2011 qui se sont tenues à l’ENS à Lyon.

1. La contrainte crée la qualité

Mon propos est donc de vous parler du qualitatif et de son évolution avec comme fil conducteur le fait que la contrainte crée de la qualité.

Chacun a sa définition de « la bonne librairie », grand public comme professionnel, or la qualité ne se décrète pas, elle se pratique au quotidien jusque dans les plus petites tâches et souvent se révèle au moment des crises.

Depuis 40 ans, chaque décennie a connu son lot d’évènements redoutables pour la librairie et, à chaque fois, le critère qualitatif s’en est retrouvé renforcé, ce dont je peux témoigner jusqu’à aujourd’hui.

Dans les années 70, le prix libre et l’ouverture de la Fnac[1] ont été vécus comme deux raz de marée dont plus personne n’a gardé le souvenir, sinon par ce qui en a découlé, à savoir la loi sur le prix unique, laquelle fut âprement défendue et votée dans le but de maintenir un réseau de librairies de création complément d’une édition indépendante assurés l’un et l’autre d’exercer ainsi leur travail de découvreur et de passeur.

En librairie, la qualité, parce qu’elle était une plus-value culturelle en terme d’image et qu ‘économiquement, elle avait un sens, a été adoptée par un certain nombre de librairie qui plaçaient la culture et la livre au cœur de leur métier. Il faut aussi rappeler qu’à l’époque faire de l’argent avec des livres, et donc du contenu culturel, ne tombait pas sous le sens pour tout le monde.

Il s’est donc mis en place pour beaucoup d’entre nous une définition du qualitatif qui, même si le principe en est resté inchangé, a dû s’adapter à la conjoncture, à la production, aux exigences des clients, à une diffusion/distribution aux pouvoirs croissants et aujourd’hui au développement tentaculaire d’internet.

Être libraire aujourd’hui, c’est s’inscrire dans cette histoire.

2. Les principes de qualité

Pour définir les critères de la qualité, de façon arbitraire, je retiens cinq principes :

a. Une somme de connaissance culturelles et techniques au service d’une pratique exigeante du métier.

b. La capacité à proposer une offre éditoriale choisie (et non subie) la plus large possible afin de constituer un assortiment selon les critères culturels mais aussi commerciaux : les livres de fond, les livres difficiles sont aussi faits pour être vendus.

Parallèlement, l’aptitude à répondre à la demande du public, plus concentrée en nombre de titres et se portant essentiellement sur les nouveautés et les prescriptions indispensables pour s’assurer une bonne trésorerie.

La Fnac, dans ses débuts, a adopté cet équilibre d’offre et de demande, dont progressivement elle s’est éloignée tout comme les librairies de chaînes ; en effet, se concentrer exclusivement sur la demande est bien sûr affaire de facilité et de rentabilité, laquelle permet de régler la question de la masse salariale et procure des dividendes ; c’est de cette façon que l’entreprise se substitue à la librairie.

c. Un personnel compétent avec toutes les qualités que cela induit : aimable, cultivé, dynamique, curieux…

Dans les années 70/80, l’Asfodel, institut de formation, avait l’ambition de former des libraires aux subtilités du métier (voir pour cela « le métier de libraire ») sans oublier de mettre l’accent sur la culture générale indispensable.

d. La gestion ,négligée jusque dans les années 80, s’associe à l’informatique pour permettre :

i. De suivre au plus près la demande et

ii. De pousser l’offre jusqu’à ce point d’équilibre qui n’entame pas la survie financière.

Gestion et informatique apparaissent comme les moyens d’accompagner en permanence la librairie dans sa démarche qualitative.

e. Un espace convivial et chaleureux ouvert au public, avec des vitrines sur la rue, une circulation aisée, des classements réfléchis et des tables bien organisées où les best-sellers ne sont pas seuls visibles.

3. Au fil des ans, de nouvelles contraintes ont surgi et de nouvelles adaptations ont accompagné le développement des librairies.

Dans les années 90

- L’informatisation a un effet pervers ; si utile pour gérer les stocks, créer des historiques de vente, analyser les rayons, aider à la mémoire du libraire dans la recherche, elle s’avère envahissante et dangereuse pour le qualitatif ; des stocks A/B/C/D proposés comme affaire de dosage et de pourcentage, ne se maintiennent plus que les stocks A et B (parfois C) seuls rentables.

Il faut donc réapprendre à gérer efficacement en ne laissant plus l’informatique décider et l’écran s’interposer entre le client et le libraire.

Changement notable, en définition pure, le fonds devient les ouvrages de plus d’un an au lieu de deux ans au préalable.

Lutter contre l’appauvrissement des fonds et la perte de mémoire prend alors différentes formes : revalorisation du rôle de vendeur (et de l’acte de vente) par le renseignement et le conseil, constitution de thématiques, diffusion de catalogues bibliographiques, campagnes diverses permettant aux titres à rotation lente d’exister même ponctuellement dans les librairies. Comme on ne peut pas tout avoir dans les petites et moyennes structures, la commande client devient une pratique que l’on développe. Le fond n’a pas qu’une présence physique ; il est aussi dans la mémoire du libraire et dans sa capacité à proposer des ouvrages qu’il n’a pas en stock.

Tous les aspects du métier se professionnalisent et se théorisent y compris le qualitatif ; le droit à l’erreur n’est plus possible.

- Une autre contrainte apparaît dans cette décennie 90 : le développement des poches ; plus de volumes, moins de CA, plus de manutention, moins de temps à consacrer aux clients.

Les présentoirs de collections envahissent les librairies et les pochothèques éclatent.

À cela, la réponse, non évidente à l’époque, fut l’interclassement contre lequel se sont battus les éditeurs de poche. Or, en fermant les pochothèques, on rétablissait une politique de rayons et d’auteurs ; en mélangeant les formats et en restructurant les rayons, la librairie se donnait ainsi une image plus dynamique, alliant commerce et cultures, et relançait une vraie politique de fond.

- Toujours dans les années 90, L’espace Librairie devient essentiel pour l’accueil. Travaux, embellissements, design, réflexions sur la circulation et les implantations (la caisse comme les rayons)… parfois, lieux de repos, cafés et surtout salles de débats font leur apparition.

La librairie veut s’ouvrir au grand public et arrêter de lui faire peur.

Dans les années 2000, les contraintes ne disparaissent pas, bien au contraire, surtout avec la hausse des charges des deux postes incontournables que sont les loyers et les salaires.

- Les 35 heures n’améliorent pas la masse salariale et la baisse du temps de travail qui en découle modifient les relations entre les vendeurs moins présents et leurs clients. La formation sur le tas et la communication dans les équipes deviennent compliquées ; on est donc obligé de redéfinir les tâches.

La multiplication des présentoirs, des arrêts de piles, des livres de comptoirs, des têtes de gondole s’accélère avec le développement des hyper et des super. Le livre marchandise envahit tout. La hausse de la production éditoriale s’amplifie.

Tous ces éléments cumulés remettent en question à nouveau la notion de qualitatif en librairie. Comment maîtriser les flux qui laissent trop de place aux ouvrages de masse au détriment d’une édition de qualité et créative ? C’est aussi l’époque où le livre objet apparaît en couplage avec les journaux.

- Dans ce brouillard, l’office devient un enjeu : les librairies de premier niveau sont à peu près respectées dans leurs choix, ce qui n’est malheureusement pas le cas pour les libraires de deuxième niveau.

Le savoir-faire du libraire consiste donc à trier, choisir, réassorti, retourner et renouveler ses assortiments, mais aussi prendre des risques sur des livres difficiles.

L’office qui accompagne la loi sur le prix unique, est indissociable du droit de retour ; initialement, il a pour but de soutenir les livres de création. Or chaque année, la liste des nouveautés à travailler est de plus en plus longue. C’est pourquoi, à l’obligation du contrat de la grille d’office, la librairie à d’abord bataillé pour défendre l’office à façon avec le passage du représentant pour moduler les quantités. Ensuite, deuxième combat avec le zéro qualitatif, qui fait du zéro une quantité.

Enfin, dernier aménagement, c’est la cas à Compagnie, refuser la présentation des nouveautés titre à titre et préparer le travail en amont, effectué sur argumentaire par chaque rayon. Ainsi, toute l’équipe participe et se réapproprie le choix des livres qui entrent dans la librairie. Le représentant lors de son passage a, normalement, plus de temps pour parler des livres plus difficiles, premiers romans, essais, etc.

Le résultat est que nous pratiquons toujours l’office ; l’information est pour tout le monde, les nouveautés sont immédiatement référencées avec la quantité commandée et la date de parution, ce qui évite les fourchettes et permet une information sur les à paraître.

De fait, nous recevons moins de livres, nous produisons moins de retour et, pour nous, la qualité consiste à contrôler ses flux. Savoir dire non devient une nécessité vitale et là encore un critère de qualité.

- L’autre problème majeur de cette décennie est celui de l’indépendance, des librairies comme des éditeurs.

La concentration a pour conséquence plus financière de ces métiers.

En tant que libraire, comment discuter avec des commerciaux qui sont dans l’obligation d’appliquer une politique de groupe sans nuance ? Comment se faire comprendre lorsqu’on ne parle pas le même langage, pour faire accepter la primauté du qualitatif sur le quantitatif ? La logique purement financière des grands groupes aujourd’hui a fermé la porte aux logiques autres que celles des gains de production.

- En conséquence, la technocratie, le marketing comme fin en soi, le souci de la culture de masse ont gagné tous les esprits. Afficher sa différence signifie être « has been ». Le combat est donc quotidien pour résister à l’uniformisation qui caractérise un grand pan de la production, et en tirer fierté.

Les années 2010 ont vu, hélas, s’accroître concentration et mondialisation.

- La logistique devient partout la première des préoccupations : réduire les coûts, réduire les stocks, réduire le personnel, réduire les remises et réduire les salaires,

- le virtuel, la vente en ligne avec des hangars remplaçant les commerces ouverts au public,

- le numérique avec la fi annoncée du livre papier…

- accompagnent la logique d’entreprise avec le risque qu’elle ne s’installe durablement et qu’elle ne se substitue à celle de la librairie.

Ajoutons pour finir le changement de comportement de la clientèle : les consommateurs remplacent les lecteurs. S’y ajoute une perte d’appétence pour un certain type d’ouvrages à lecture lente et difficile. À force de livres médiocres, certains se sont détournés de la lecture. Les gros lecteurs tendent à disparaîtrent en même temps que le principe de la bibliothèque personnelle, source de savoir, n’est plus de mode.

4. Après tous ces constats plus que sombres, la question est donc de savoir si le qualitatif a un avenir ?

Avant de répondre je poserai trois préalables :

- Que l’édition continue de publier de vrais textes

- Ensuite que la diffusion s’active et prenne ses responsabilités : des échéances pour un certain type de nouveautés, des contrats de partenariat sur le fond nous sont proposés… en réalité tout ceci est fait sans suivi, sans intérêt puisque, par exemple, nous n’avons même plus de catalogues ou bons de commandes pour travailler le fonds :

- Enfin que la librairie développe un discours construit ; certains nous disent qu’il faut supprimer l’office, d’autres les retours, d’autres que le fonds englobe maintenant les livres de plus de trois mois.

L’impression de tout ce bric-à-brac, c’est l’incohérence et surtout le sentiment profond d’incertitude et d’une perte de maîtrise du lendemain. Nous sommes tous face à l’inconnu ; qui peut savoir ? Et puisque nul ne peut affirmer détenir la vérité, que nul ne peut prédire la fin de l’imprimé, je m’autorise à terminer sur un note optimiste.

Si je prends les deux aspects de la vente que sont l’offre et la demande, il n’est interdit de penser que, si la demande va se porter sur la vente en ligne (papier ou numérique) - et après tout, pourquoi se déplacer quand on sait ce qu’on veut ? – en revanche, comme dans les années 70/80, l’offre, c’est à dire la proposition différenciée du libraire peut avoir de l’avenir.

En effet il est possible :

- Que tout le monde ne succombe pas à Internet

- Que certains, sans doute, en reviendront

- Et surtout que le besoin de conseil, de parler, de communiquer resteront une nécessité pour beaucoup.

Dans le cas précis de l’offre, le libraire de proximité et de qualité pourra continuer à exercer son activité, faite de compétence, de savoir-faire, de culture, de tout ce qui fait encore aujourd’hui sa réputation, son prestige et sa notoriété. Les sites de librairie pourront aussi prolonger cette image qualitative. Comme pour la librairie physique, leur contenu n’aura rien à gagner du nivellement par le bas.

On constate aussi que le public se déplace en nombre lors des animations et rencontres… ce besoin de partager ne va pas disparaître et ne se contera pas des blogs et autres réseaux sociaux.

Pour l’heure, le livre papier n’est pas à l’agonie ; ne nous hâtons pas d’en prédire la mort. Je propose de retrouver quelques basiques qui sont sans doute à revisiter et réactualiser ; à chacun ensuite de faire de la contrainte un levier pour inventer des solutions.

En conclusion, les qualités du libraires :

- Dans sa ténacité face à l’exigence,

- Dans son humilité face à sa propre culture,

- Dans sa capacité à hiérarchiser les contenus,

- Dans sa passion et surtout son plaisir à exercer ce métier, étrange alchimie entre commerce et culture,

… me semblent sa chance et son atout pour demain.



[1] L’enseigne est créée en 1954, mais ouvre ses premiers rayons livre en 1974

1 commentaire:

  1. ha chouette, je le cherchais, c'était une intervention vraiment intéressante.
    Sophie

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