jeudi 30 septembre 2010

Les hommes en gris /4

2/ La promotion. Dans les écoles de commerce cette appellation regroupe le travail des attachés de presse et les investissements publicitaires.

Face à l'avalanche de livres publiés tous les ans (23000 en 1993, 50000 en 2003, 65000 en 2009), j'ai essayé de me faire une idée précise du nombre de titres – tous genres confondus - chroniqués dans les médias généralistes. J'ai pigé pendant deux ans (2006/07-2008/09 de septembre à juin dans les deux cas) dix titres de presse ; Libération, Le Monde, Le Figaro (édition du jeudi jour des suppléments Livres), l'Obs, Le Point, L'Express, Télérama, Les Inrockuptibles, Elle et RTL (la chronique de Bernard Lehut du dimanche matin). Le résultat est globalement le même sur les deux années ; +/- 3000 titres, avec en tête les auteurs / ouvrages qu'on retrouve dans l'ensemble des autres médias. Pierre Jourde est revenu sur ce phénomène sur son blog :

"Jérôme Garcin défend (…) la richesse de la rentrée littéraire. 700 romans, ce n'est pas trop, c'est merveilleux, entièrement d'accord avec lui. Ne jouons pas aux riches blasés. Mais le problème est l'accessibilité, la visibilité de ces romans. A quoi bon proposer 700 romans, si plus de 600 sont mort-nés, parce que le public en lira une poignée, parce que la presse accordera toute la place à un seul, ou à peu près ? Les rentrées littéraires sont lassantes, pour cela. Elles sont mêmes obscènes, dans l'écart qu'il y a entre ces 700 textes et ceux qui sont choisis par les journalistes. C'est toujours la même chose : un livre compte, aux yeux de la volaille critique, non parce que le texte est particulièrement important en lui-même, mais parce que les autres en parlent, ou parce qu'on pense qu'ils vont en parler. Alors il est urgent d'en parler soi-même. C'est ce qu'on appelle un «événement», ou un «phénomène de société». En langage journaliste, ces deux mots servent à désigner ce dont les journalistes parlent."

Tout ne se limite pas aux journaux et magazines que j'ai choisis, mais force est de constater que pour des livres qui s'adressent au public des grands lecteurs (10 livres par an), exister à l'ombre de ces dix titres reste extrêmement difficile. Et la télé ? Les règles sont les mêmes. Dans les émissions littéraires la place est principalement faite aux auteurs en haut de l'affiche, et les sujets polémiques sont abordés dans les émissions de divertissement (Ruquier etc.). En cette rentrée, difficile donc d'échapper à chaîne Houellebecq-d'Ormesson-Despentes-Nothomb-Gaudé-Claudel-Harrison-Ellis… en presse comme en télé.

Avec le développement des plateformes communautaires et des phantasmes qu'a fait naître le Web 2.0 en 2005, beaucoup ont caressé l'espoir de voir se développer une promotion qui se serait affranchie des circuits traditionnels pour mieux rebondir de Facebook en Myspace, de Linkdin en Twitter, de blog en blog. Mais la révolution attendue ne s'est pas produite. Les lignes du succès non pas bougé, elles délimitent toujours d'un côté les titres les plus visibles et de l'autre… tous les autres. Est-ce à dire qu'Internet ne sert à rien ? Non, bien entendu, mais aujourd'hui c'est un outil dont la puissance renforce un peu plus la notoriété des ouvrages déjà les mieux exposés. Les nouveaux sites sur lesquels les lecteurs mettent en ligne leur bibliothèque et donnent leur avis comme Myboox, lancé à grand renfort de publicité n'y changent rien, il suffit de regarder les titres ou les auteurs les mieux notés pour avoir une illustration de ce phénomène du succès qui va au succès.

3/ La distribution. Les choses ont évolué dans ce domaine depuis que les circuits de vente de livres se sont multipliés avec l'apparition des hypermarchés dans les années soixante, des rayons livres de la Fnac en 1974, l'arrivée des autres chaînes plus ou moins spécialisées et, depuis une dizaine d'année, d'Internet qui représente maintenant près de 10% des ventes avec un taux de croissance très rapide alors que les autres perdent du terrain. Malgré le développement de cette concurrence, la librairie indépendante représente encore 25% des ventes de livre et reste incontournable surtout pour la littérature et les références de fond de catalogue.

La multiplicité des points de vente (10 à 25 000 suivant les distributeurs*) et les techniques d'impression qui permettent d'imprimer à la demande, offrent maintenant la possibilité aux éditeurs d'affiner la présence de leurs ouvrages et de répondre à la moindre commande d'un client. Avec l'édition numérique le champ des possibles est encore plus vaste. Exemples de questions qu'un éditeur sera amené à se poser dans un futur proche : Faut-il publier des textes courts en électronique et les textes longs sur papier ? Doit-on arrêter la réimpression de certains titres pour ne les commercialiser que sous une forme numérique et les vendre à un prix inférieur à celui d'un poche ? "Mais ce n'est pas le travail d'un éditeur !" disent certains. Mais qui peut mieux que l'éditeur réfléchir sur la meilleure façon de proposer aux lecteurs des textes qu'il aura jugé bon de publier ? Son travail n'est-il pas d'accompagner un auteur dans son travail et d'en permettre la découverte par un public le plus large possible ?

4/ Le prix. Dans ce domaine la loi sur le prix unique à pacifié les relations entre distributeurs en évitant les guerres de prix dont les libraires auraient été les premières victimes collatérales. Il est maintenant inscrit dans les esprits que le prix d'un livre de littérature général en grand format tourne autour des 20 euros, et que celui d'un poche est compris entre 6 et 10 euros en fonction du nombre de page. Voir ici la décomposition du prix d'un livre. On peut penser qu'en fonction de la vitesse de son développement, le livre numérique sera le paramètre à l'aune duquel seront peut-être réajustées ces pratiques tarifaires.

Deux informations sont à garder à l'esprit. La première est mise en lumière dans l'étude Conference Entertainment 2010 de GfK qui fait ressortir que 83% des internautes interrogés ne connaissent pas la loi sur le prix unique. C'est une piste pour les libraires indépendants qui devraient se grouper pour travailler à mettre en place des actions de communication pour ramener le public qui les déserte.

La deuxième est une tendance de fond soulignée par Daniel Garcia dans son article "5 questions sur un marché qui flanche" publié dans le numéro du 11 juin de Livre Hebdo, dans lequel un libraire rappelait que de plus en plus fréquemment il entendait des clients dire qu'ils préfèrent attendre la sortie d'un titre en poche pour l'acheter. Ce phénomène qui entraîne une baisse du panier moyen (qui n'est pas compensée par une hausse de la fréquentation) est à surveiller avec attention car il est extrêmement difficile (impossible ?) de revenir sur une perception de prix cher dans l'esprit des consommateurs qui commence par différer ses achats pour profiter des séries moins chères (le phénomène est le même sur le marché du DVD) et qui finit par acheter moins.

À suivre.



*Le Livre, François Rouet, La Documentation Française

lundi 27 septembre 2010

Les hommes en gris /3


"Qu'est-ce que c'est l'cadastre ?"

Pour dissiper les fausses croyances et balayer les approximations tout en paraphrasant Gabin dans La Grande Illusion, il faut commencer par répondre à la question ; qu'est-ce que c'est le marketing ? Pour faire simple, il s'agit d'un ensemble de techniques qui permet de présenter au mieux ses produits sur le marché auquel ils sont destinés en prenant en compte quatre grands paramètres ; 1/ le produit 2/ sa promotion 3/ sa distribution 4/ son prix. Rien de scandaleux ni d'infamant. Bien vendre les livres de ses auteurs est le but de tout éditeur. Dans quelles quantités ? On peut penser que, sauf démarche philanthropique, équilibrer ses comptes reste le premier palier à atteindre. Après, tout dépend de la nature et des attentes des actionnaires. On y reviendra.

1/ Le produit. Le mot qui fâche est lâché. Pour beaucoup le terme produit pour désigner un livre choque encore. Il est pris ici dans le sens neutre d'un objet/service mis sur un marché. Mais là n'est pas le plus important. Ce qui l'est en revanche, c'est la nature du texte que l'éditeur va choisir de transformer en livre/produit. Avant cela, il faut comprendre que, contrairement aux secteurs industriels qui s'appuient essentiellement sur des études de marché avant de lancer la production de nouveaux produits/services, les éditeurs choisissent les œuvres/auteurs sur des critères essentiellement subjectifs. Certains choisissent de publier des textes d'auteurs inconnus directement en poche, d'autres de rééditer en grand format des textes déjà publiés. Certains vont se lancer dans une surenchère pour publier le nouveau roman d'un auteur à succès, d'autres encore vont choisir celui d'un auteur qui "n'a jamais rencontré son public". Certains sont généralistes, d'autres au contraire sont spécialisés dans la poésie, le polar, les ouvrages historiques… Pourquoi Actes Sud, éditeur généraliste au catalogue prestigieux, a décidé de lancer une collection de polars trente ans après sa création en 1978 ? Pourquoi en 2008 le Seuil décide de faire un pont d'or à Christine Angot alors publiée chez Flammarion ? Pourquoi Gide, éditeur chez Gallimard, refuse de publier Proust (« trop de duchesses ») ? Pourquoi François Guérif, fondateur de Rivages engage en 1986 l'avenir de sa collection sur un auteur inconnu (James Ellroy) refusé par tous les éditeurs de polars de la place de Paris ? Il y a autant de réponses qu'il y a de questions, et autant d'envies (littéraires et/ou de faire un coup) différentes qu'il y a d'éditeurs.

Bien sûr, même s'il n'y a pas d'étude sur les attentes du/des public/s (on n'attend pas ce qu'on ne connaît pas), un éditeur peut être tenté de "surfer" sur la vague du succès du moment mais, même avec le meilleur des flaires, cet exercice est particulièrement périlleux et les flops peuvent être aussi spectaculaires que douloureux.


À venir, Les hommes en gris /4

Jean Gabin La grande illusion, Jean Renoir

Librairie à Old Delhi, photo Gilles Lanier

Ecran/Libération

Sur le site de Libération, nolife, l'émission animée par Erwan Cario avec un spécial blogs BD. Intéressante mise au point sur l'avancée de la BD en ligne avec Yannick Lejeune, co-fondateur du festival blog/BD.

samedi 25 septembre 2010

Les hommes en gris /2

Oui mais…

Premièrement, les rapports littérature/argent ne sont pas nouveaux et non pas toujours été considérés comme posant des problèmes. Les livres sont publiés pour être vendus ce qui permet, à la base, aux auteurs d'être payés et aux éditeurs d'encaisser des revenus qu'ils sont libres de réinvestir dans le développement d'un catalogue s'ils le souhaitent. Idem en ce qui concerne "les choses du marketing" dont on trouve des traces (et quelles traces !) dès le début du XXème sous la conduite de Bernard Grasset, figure littéraire s'il en est, qui fut le premier à enoyer ses livres aux journalistes et à utiliser la presse et le cinéma pour y faire de la publicité, méthodes révolutionnaires à l'époque et déjà vilipendées par ses pairs.

De même, il ne viendrait à plus personne de revenir sur la grande idée marketing de la moitié du vingtième siècle, le lancement par Henri Filipacchi du livre de poche en 1953, format qui a permis le développement de la lecture auprès du plus grand nombre, et aux éditeurs d'en tirer des revenus substantiels. Et pourtant… Même Jérôme Lindon, fondateur des éditions de Minuit, grand artisan de la loi sur le prix unique et de la mise en place de l'ADELC, véritable statue du Commandeur du milieu de l'édition, a résisté (avant que de créer sa propre collection en 1980) à ce qu'il prenait pour : "une dépréciation de l’objet livre et par là-même une dévalorisation de la littérature." mais qui, aujourd'hui encore, permet à beaucoup d'éditeurs de tirer des profits qu'ils peuvent réinvestir dans le soutien de leurs auteurs, ou qui leur permet tout simplement de garder la tête hors de l'eau en attendant des jours meilleurs. Rappelons qu'en 2008 les poches représentaient 28,6% du nombre de livres vendus.

Deux exemples pour illustrer l'importance qu'a pris ce format dans l'économie d'un éditeur : Actes Sud, via sa filiale Babel, vient de mettre plus de 350 000 exemplaires (x10 €) du premier tome de la trilogie Millénium dans le commerce après avoir vendus près de 4 millions des trois tomes de la série en grand format… De son côté, Payot-Rivages a vendu plus de 150 000 exemplaires du roman Shutter Island en six mois, pour atteindre un cumul de 300 000 exemplaires (x8€) depuis sa sortie en poche.

À suivre...

Les hommes en gris /1


La faute aux hommes en gris

Dans ses éditoriaux consacrés au monde de l'édition, Jérôme Garcin déplore souvent l'emprise de plus en plus grande des gens du marketing pour regretter un temps où les choses de l'argent ne l'emportaient pas sur celles de la littérature. Dans sa rubrique Tendance publiée le 21 juillet 2005, il écrivait déjà : "Il fut un temps où les éditeurs proclamaient qu'ils allaient publier à la rentrée de beaux livres. Maintenant, ils annoncent qu'ils font de gros tirages." Il bouclait cette chronique par ce constat sans appel : "L'édition est passée de la politique des auteurs à la stratégie des piles. C'est vraiment une industrie."

La même année, dans un hommage qu'il rendait à Bernard Wallet le fondateur des éditions Verticales, il citait ce dernier qui avait déclaré dans une interview : "La logique financière prend dangereusement le pas sur l'exigence littéraire." Presque logiquement, dans le numéro de l'Obs du 2 septembre dernier, Jérôme Garcin repartait au combat en revenant sur la tristesse d'Isabelle Desesquelles à l'occasion de la parution de son nouveau roman "Fahrenheit 2010". Dans ce texte publié chez Stock, cette ex-libraire parle des méthodes du groupe qui a racheté la librairie dans laquelle elle travaillait pour la transformer en boutique de "fast selling", privilégiant les succès rapides et les pratiques hérités de la grande distribution au détriment des ouvrages plus difficiles et aux conseils que des libraires passionnés sont capables de prodiguer à une clientèle exigeante. (Voir également la chronique de Pierre Assouline.)

Si la défense de la littérature face à la menace d'une standardisation de l'offre est une cause qui mérite qu'on s'y emploie, il me semble qu'il serait plus utile de regarder le tableau avec un peu de recul plutôt que de se jeter sur le (présumé) coupable le plus voyant.

À suivre très prochainement.